La conjugaison des tracés. Christophe Domino

Écriture: Une belle écriture mène à tout. Indéchiffrable : signe de science. […]
Gustave Flaubert, Dictionnaire des idées reçues

Pierre Braun suit un curieux chemin, avec constance et suite dans les idées. Depuis le début des années 1980, il conjugue dans son travail deux «programmes» indépendants : celui que l’évolution des techniques a rendu omniprésent, de l’informatique et de la machine numérique; et, ancrés dans l’héritage de l’art, celui du dessin et de l’écriture graphique, mais aussi celui de la peinture. Ses séries et séquences de travail se développent ainsi sous une double lumière, déterminant un champ d’action qui associe l’artiste et le chercheur, nourrissant l’un l’autre. Les deux programmes se retrouvent sous un aspect : celui du tracé. Ils sont travaillés chacun à leur manière par la question centrale de la représentation et des modalités de celle-ci, au croisement et du formalisme qui enferme la machine en elle-même, et du vivant. Avec Pierre Braun, il ne s’agit pas d’une position d’entre-deux, mais d’une tentative de conjugaison singulière.
D’une part, les pratiques de l’art du XXeme siècle ont alimenté la réduction formelle et veillé à conforter de nouvelles économies visuelles : c’est là en particulier le fait de la filiation abstraite, passée par les tentations géométrique et constructiviste. Mais le siècle moderne a aussi ouvert la porte de l’art-action : le moment Fluxus demeure un point de bascule, qui ouvre tant la forme matérielle des œuvres, leurs moyens que leurs enjeux, en s’intéressant à l’expérience concrète du monde.
D’autre part, au risque de la virtualisation du monde, l’intelligence numérique a transformé non pas seulement l’accès à la connaissance mais la connaissance elle-même, en élargissant le territoire de la technique, jusqu’à en faire pour nous désormais une condition presque exclusive de la production des formes.
Si l’esprit de système est un moteur de son œuvre, Pierre Braun se tient pourtant sur ses marges. Les marges de la maîtrise, en réduisant souvent au tracé graphique élémentaire son dessin (à la main comme à la machine), ou en déconstruisant vocabulaire et matériau de la peinture (dans la séquence Échantillonner la peinture (1992-1999)). Ces marges, où le trait tutoie l’écriture et la lettre, font se croiser la virtuosité mythique d’Apelle tel que Pline la raconte et les linéaments d’écriture d’un Artaud remplissant la page de cahier de bâtonnets, tout en entretenant la ligne comme signe de temps, de vie. Pour autant, Pierre Braun joue au bord du rudimentaire, cultivant la maladresse, quand elle est programmée sur machine, dans un retrait de la subjectivité masqué. Ainsi touche-t-il aussi à l’écriture, sans la lettre, au bord extérieur du langage.
Marges encore quand il recourt à la machine, fidèle à une forme là encore d’archaïsme. Car sans ignorer les technologies récentes, au degré de complexité et d’efficacité sans commune mesure, c’est aux machines pionnières qu’il s’attache, celles des années 70 qui révèlent plus directement les enjeux par leurs techniques élémentaires, plus purement processuelles. Voilà qui le distingue de nombre d’artistes attachés aux technologiques numériques, quand il entretient un rapport archéologique à l’informatique, comme opérateur critique, en résistance à l’aveuglement du nouveau.
Ainsi croisant sensibilité plastique et culture numérique dans leurs formes initiatiques, formule-t-il une œuvre fragile, qui réintroduit la subjectivité avec distance, sans naïveté expressionniste. Une œuvre qui se plait aux supports modestes, silencieux, à la feuille de papier A4, standard commun aux usages de l’écriture manuscrite et de l’imprimante, et aux pratiques de la lecture ; ou à la toile, support de cette peinture presque sans matière qu’est la gouache ; au tableau, qui sait immobiliser le temps-mouvement sans le ralentir. Ou encore à l’écran comme support de procès d’écriture en mouvement perpétuel. Autant de chemins pour déjouer l’image au profit de l’instant dynamique.

Tout bien considéré, y compris la logique de reprise engagée depuis 2010, le travail a trouvé sa figure dès ses premières étapes, en 1982-1984, puis à nouveau entre 1992 et 2008, avec la sinusoïde, cette ligne active alternative, produite au traceur, rythmique et contradictoire, qui donne à voir un signal changeant, fluctuant. Le chemin de Pierre Braun ressemble à cela : les fluctuations ne sont pas contradiction, elles sont la condition pour avancer.

pierre braun

Pierre braun vit et travaille à Rennes et Saint Malo.

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